samedi 22 novembre 2014

Agrocarburants : les Européens incapables de trouver un accord

La Commission européenne avait proposé de limiter à 5%  d'ici à 2020 la part maximale d'agrocarburants de première génération - issus de la partie comestible de plantes - dans l'énergie consommée par le secteur des transports. Le 11 septembre, le Parlement européen avait voté à une courte majorité en faveur d'un objectif de 6%. Jeudi 12 décembre, les Etats membres, réunis à Bruxelles dans le cadre du conseil des ministres de l'énergie, ont décidé... de ne rien décider.

La proposition de la présidence lituanienne, soutenue - en autres - par la France et sur laquelle devait se prononcer les Vingt-Huit, était de limiter la part de ces agrocarburants à 7%. Une coalition d'Etats jugeant ce plafond encore trop haut (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, Danemark et Italie) et d'autres l'estimant trop faible (Hongrie et Pologne) a fait échouer la proposition, faute de majorité qualifiée.
Après s'être fixé un objectif de 10% d'énergies d'origines renouvelables dans le secteur des transports en 2020, l'Union européenne (UE) avait amorcé un virage en 2012. La Commission avait alors implicitement reconnu dans son projet de nouvelle directive que le développement des agrocarburants, sur lesquels reposait très majoritairement cet objectif, pouvait avoir des conséquences négatives en matière de sécurité alimentaire mondiale ou de lutte contre le changement climatique, notamment à travers les changements indirects de l’affectation des sols (CASI).


Exemple : l’utilisation d’une partie de la production française de colza pour faire du biodiesel reporte la demande alimentaire sur d’autres huiles végétales et peut donc provoquer le déboisement de terres en Afrique ou en Asie pour y cultiver du palmier à huile. La prise en compte des émissions de gaz carbonique provoquées par ce transfert serait susceptible de remettre en cause le bilan carbone des biocarburants.
INCERTITUDE
Pour décider qu’il fallait d’une façon ou d’une autre tenir compte des CASI, Bruxelles s’est notamment appuyé sur une étude de 2011 de l'Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (Ifpri). Réalisée par l’économiste français David Laborde, elle concluait que les objectifs européens en matière de biocarburants aboutiraient à la conversion à l’agriculture de près de deux millions d’hectares de terres, situées essentiellement en Amérique latine, en Afrique et dans l’ancien bloc soviétique.
L’auteur y précisait que les deux tiers des gains attendus des biocarburants en matière d’émissions de CO2 seraient absorbés par les changements d’affectation des sols induits. Le tableau dressé par le rapport était particulièrement dérangeant pour la filière biodiesel, très implantée en France : après prise en compte de l’ensemble des effets induits, les agrocarburants produits à partir de colza ou de soja émettaient plus de gaz à effet de serre que des combustibles fossiles !
Moisson d'un champ de blé.
En 2012, une revue critique de 71 études scientifiques effectuée par l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) aboutissait à la conclusion que la moitié des études faisaient apparaître un bilan carbone des agrocarburants pire que celui des énergies fossiles. S’appuyant sur ces données, les grandes ONG avaient alors exigé la prise en compte des changements d’affectation des sols par l’UE.
Une demande ardemment combattue par les producteurs de biocarburants, dont les représentants ont eu beau jeu de faire valoir les incertitudes persistant sur les méthodes d’évaluation des CASI. Le Bureau européen du biodiesel a ainsi pu se réjouir, jeudi, de l’absence de décision lors du conseil des ministres de l’énergie, estimant que « le rejet de la proposition lituanienne montre explicitement qu’il n’existe pas de consensus scientifique sur les CASI ».
Une affirmation corroborée par une étude publiée en juin – et depuis largement diffusée par les représentants de la filière – par un chercheur de l’Inra, Alexandre Gohin, qui affirme que David Laborde aurait commis « une grosse bêtise » en surestimant très largement, dans son étude de 2011, l’augmentation des surfaces cultivées provoquées par le développement des biocarburants, sous-estimant à l’inverse la capacité d’y répondre par une hausse des rendements.
Tous s’accordent cependant à reconnaître que, étant donné la complexité des modèles informatiques à faire tourner pour obtenir des estimations, il sera difficile d’arriver à quelque chose de plus précis qu’une fourchette de chiffres. « Les CASI, on sait qu’ils existent mais on a du mal à les calculer », reconnaît David Laborde. « Ne pas les compter, c’est faire comme s’ils n’existaient pas, ajoute Stéphane De Cara, économiste à l’Inra. Il faut au moins les mentionner, tout en acceptant l’existence d’une incertitude. »


Le Parlement européen plafonne les agrocarburants jugés nuisibles

 

L'Europe a finalement donné un coup de frein aux agrocarburants. Par une courte majorité – 356 voix pour, 327 contre et 14 abstentions –, le Parlement européen s'est prononcé, mercredi 11 septembre, pour un plafonnement des agrocarburants dits de "première génération", produits à base de cultures alimentaires (blé, maïs, colza, canne ou palme) : ils seront limités à 6 % de l'énergie finale consommée dans les transports, afin de réduire leur impact négatif sur les productions alimentaires et sur la déforestation.

Le texte fixe parallèlement un objectif de 2,5 % à atteindre pour les "biocarburants avancés", ceux jugés plus vertueux, à base de déchets agricoles et forestiers ou de microalgues – dits de 2e et 3e générations. Au final, ces carburants doivent permettre d'atteindre l'objectif de 10 % d'énergies renouvelables dans les transports d'ici 2020 – les 1,5 % restant provenant des véhicules électriques.

 

Ce résultat, incertain jusqu'à la dernière minute, a été obtenu après d'intenses tractations et des débats houleux entre les groupes politiques. La commission environnement, santé publique et sécurité alimentaire du Parlement avait ainsi voté un plafonnement des agrocarburants classiques à 5,5 % en juillet tandis que la commission industrie, recherche et énergie souhaitait, elle, une limite de 6,5 %.
"Le débat a été très difficile, car il s'agit d'un texte très technique avec des implications économiques très importantes. Le lobbying des industriels des agrocarburants de première génération, et notamment de l'huile de palme, a été intense pour essayer de débaucher les députés un à un", regrette l'eurodéputée Corinne Lepage, rapporteur de cet épineux dossier, qui a fait l'objet d'une opposition farouche de la formation politique majoritaire, le Parti populaire européen (PPE), ainsi que de défections au sein de son propre parti, l'Alliance des démocrates et des libéraux pour l'Europe (ADLE).
INSÉCURITÉ ALIMENTAIRE
Avec ce vote, le Parlement européen entérine un tournant dans la politique de l'Union en matière d'agrocarburants. Après avoir activement développé et promu pendant quinze ans ces cultures énergétiques présentées comme une alternative au pétrole dans les transports, la Commission européenne a fait marche arrière en octobre 2012, reconnaissant, à l'instar de nombreuses ONG et institutions internationales, la nocivité pour la planète des agrocarburants.
Trois griefs sont principalement pointés : en accaparant des terres auparavant réservées à l'alimentation humaine et animale, ces cultures ont contribué à la hausse mondiale des prix alimentaires constatée depuis 2007, et donc participé à l'insécurité alimentaire dans les pays en développement. Leur coût est ensuite loin d'être négligeable pour les consommateurs : un rapport de l'Institut international du développement durable, publié en août, l'évalue à 6 milliards d'euros en 2011 pour l'Europe.
CHANGEMENT D'AFFECTATION DES SOLS
Surtout, ces carburants censés être "verts" affichent en réalité, pour certains, un bilan environnemental calamiteux, lorsque l'on tient compte de ce que l'on appelle le changement d'affectation des sols indirect (CASI, ou ILUC en anglais, pour Indirect Land Use Change). C'est le cas lorsque les plantations destinées aux agrocarburants entraînent la destruction de forêts ou de prairies en Amazonie ou en Indonésie, et donc une perte d'écosystèmes captant le dioxyde de carbone (CO2). L'Institut international de recherche sur les politiques alimentaires avait ainsi calculé que les émissions de gaz à effet de serre du biodiesel tiré de l'huile de palme, de soja et de colza sont supérieures à celles du diesel d'origine fossile.
La dernière avancée du texte voté mercredi, c'est d'introduire, à partir de 2020, ce facteur CASI dans la directive sur la qualité des carburants, afin de distinguer les "bons" des "mauvais" agrocarburants en fonction de leurs émissions de gaz à effet de serre. Résultat : le biodiesel, qui constitue l'essentiel du marché mais qui ne remplit par les critères de durabilité, sera défavorisé au profit du bioéthanol, peu émetteur de CO2. L'introduction de ce critère a donné lieu à une passe d'armes entre les industriels, qui en contestent la pertinence et craignent pour l'avenir de la filière des agrocarburants actuels, et les organisations écologistes, qui souhaitent leur limitation.
A deux voix près, Corinne Lepage n'a en revanche pas obtenu le mandat de négociation qu'elle demandait au Parlement pour trouver un accord rapide avec les Etats membres sur ces nouvelles règles. Une seconde lecture du texte sera donc nécessaire, retardant le processus législatif. "On aurait pu avoir un texte avant la fin de la mandature, mais là, il n'y en aura pas avant 2015, déplore l'ancienne ministre française de l'écologie. C'est contre-productif, y compris pour les industriels, dans la mesure où, sans avoir de règles du jeu définitives, on ne sait pas où investir et donc où créer des emplois."

 

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