L'abattage des bouquetins se poursuivait,
vendredi 9 octobre, dans le massif du Bargy, en Haute-Savoie. En cause
: le caprin, espèce protégée depuis 1981, est accusé par les éleveurs de
contaminer leurs bêtes à la brucellose, une maladie infectieuse qui a resurgi dans le département en 2012,
alors qu’elle y avait été éradiquée en 1999. Environ deux tiers du
cheptel vont être euthanasiés, soit quelque 230 bêtes, en
application d'un arrêté préfectoral du 16 septembre qui vise à
constituer "un noyau sain parmi la population des bouquetins du Bargy".
La préfecture prévoit l’abattage des bêtes contaminées (qui
représentent 40 % du cheptel), mais aussi de certaines qui n'ont pas pu
être dépistées en 2015. Seulement 75 à 80 animaux devraient être épargnés.
Une opération dénoncée par les scientifiques, notamment François Moutou,
vétérinaire et épidémiologiste retraité, qui a fait partie, ces trois
dernières années, à deux groupes de travail de l'Agence nationale de
sécurité sanitaire de l'alimentation et de l'environnement (Anses), à
l'origine de plusieurs rapports assez critiques sur les abattages
massifs, dont le dernier publié en juillet 2015. Entretien.
Quels sont les risques posés par la brucellose ?
François Moutou : La
brucellose est une maladie sérieuse mais pas d'une extrême gravité, dans
la mesure où l'on sait la diagnostiquer et la traiter.
Cette anthropozoonose (maladie transmise par les animaux) est due à des
coccobacilles (bactéries minuscules) du genre Brucella. On recense notamment B. abortus bovis, qui s'est développée chez les bovins, et B. melitensis, chez les petits ruminants. Elle était très présente en France dans la seconde moitié du XXe
siècle. Elle s'est transmise dans les élevages par voie sexuelle,
provoquant des avortements chez les femelles en gestation. De nombreux
éleveurs, vétérinaires ou personnels d'abattoirs ont également été
atteints. Chez les humains, cela se traduit par des fièvres, syndromes
grippaux, et, si la maladie n'est pas traitée, des douleurs articulaires
voire des arthrites infectieuses.
A partir des années 1970, la France a
mené de grandes campagnes d'éradication. Tous les ans, des millions de
vaches ont été soumises à des prises de sang, des dizaines de milliers
de bêtes séropositives ont été abattues et on a vacciné nombre de
génisses. On a réussi à éliminer la maladie des élevages de ruminants en
2003. Mais cela a coûté beaucoup d'argent, de sorte que la brucellose a
marqué les éleveurs, les vétérinaires et les services de l'Etat.
Comment la maladie est-elle réapparue dans le massif du Bargy ?
La brucellose a resurgit dans une
exploitation laitière du sud du massif du Bargy en avril 2012,
entraînant la contamination de deux personnes. Le troupeau a été
éliminé, puis une enquête a été menée. Tous les bovins et les chèvres
ont été testés négatifs, puis, parmi la faune sauvage, tous les
chevreuils, cerfs, sangliers. Un seul chamois était positif. Mais
surtout, les agents de l'Office national de la chasse et de la faune
sauvage ont découvert que de nombreux bouquetins avaient des
articulations gonflées. Le réservoir naturel était là. Ils ont alors
capturé et endormi les animaux un à un, pour les tester et identifier
leur sexe, leur âge, leur lieu exact de vie. Sur la centaine d'animaux
testés entre 2012 et 2013, la grande majorité des porteurs de la maladie
était des adultes de plus de 5 ans. Mais en octobre 2013, la préfecture
a décidé de mener une vaste opération d'abattage de 230 bouquetins,
sans le moindre prélèvement.
Quelles sont les conséquences de ces opérations d'abattage massif ?
Je ne discute pas la nécessité
d'éliminer des bouquetins contaminés, mais le fait de tuer l'ensemble du
cheptel, ce qui est inutile et même contre-productif. L'opération
d'octobre 2013 a conduit à une aggravation de la situation. Les tests
menés au printemps 2014 ont montré que 43 % du cheptel était désormais
contaminé, contre 36 % auparavant. Surtout, toutes les classes d'âge
sont concernées, y compris les jeunes. L'abattage massif, en supprimant
les mâles adultes, a permis aux jeunes jusqu'alors dominés d'accéder aux
femelles, ce qui les a contaminés à leur tour.
En vidant le Bargy, on risque également
de contaminer les massifs alentour, notamment celui des Aravis. Les
bouquetins sont des animaux sociaux, qui se déplacent beaucoup,
particulièrement en période de rut. En éliminant les grands mâles du
Bargy, on augmente les chances de voir des mâles environnants rejoindre
les femelles survivantes.
Enfin, le côté absurde de cette
situation, c'est que l'on ne connaît pas le nombre d'animaux sur le
massif. Les estimations varient entre 300 et 600 selon les comptages.
Or, cela change tout pour mener à bien une action d'éradication de la
maladie : si on tue 200 bêtes, on ne sait pas si cela représente les
trois-quarts ou le tiers de la population. Au final, cette opération
massive et brutale, avec l'armée, est seulement politique : elle ne sert
qu'à rassurer les éleveurs, au mépris de la biodiversité.
Que préconisiez-vous à la place, pour vaincre le foyer épidémique ?
Il faudrait seulement mener
des opérations sur le long terme : continuer à capturer des animaux,
faire des tests, que l'on peut dorénavant réaliser directement sur le
massif, pour vérifier s'ils sont porteurs de la bactérie et relâcher
ceux qui ne sont pas malades. L'hypothèse d'un vaccin existe également :
le Rev.1, vaccin antibrucellique de référence pour la chèvre, pourrait
être testé sur les bouquetins sauvages, à condition de mener un suivi
pour en vérifier l'innocuité. Ces méthodes sont plus lentes mais il n'y
avait aucune urgence. On a découvert un seul cas de contamination de la
faune sauvage vers les élevages en treize ans (entre 1999 et 2012) et
aujourd'hui, la probabilité d'une contamination est estimée par les
experts entre minime et quasi-nulle. Cela montre que si cette
contamination est possible, elle reste exceptionnelle. Par ailleurs,
nous avons fait des calculs : capturer et tester 150 animaux par an,
pendant trois ans, aurait eu le même coût, approximativement, que de
tuer presque toutes les bêtes, hélitreuiller les cadavres et
réintroduire peu à peu des bouquetins sains.
Surtout, derrière la simplicité
apparente d'un coup de fusil, la complexité du problème épidémiologique
reste entière. Comment ce réservoir de brucellose a-t-il
pu apparaître chez les bouquetins du Bargy ? C'est du jamais vu :
jusqu'à présent, en France, comme en Italie ou en Suisse, à chaque fois
qu'un bouquetin ou un chamois était infecté, il mourrait et la maladie
n'était jamais transmise au-delà du malade. En tuant indistinctement
tous les bouquetins, malades comme sains, jeunes comme vieux, mâles
comme femelles, on gère les conséquences mais on ne cherche pas à
comprendre ni à maîtriser les causes. C'est un non-sens scientifique.
Propos recueillis par Audrey Gar
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