De 2009 à 2013, l'expédition Tara Océans a prélevé des milliers
d'échantillons de l'écosystème planctonique. Le secrétaire de
l'expédition Romain Troublé revient pour Actu-environnement sur les
premiers résultats scientifiques qui en découlent et les nombreuses
recherches qu'ils laissent entrevoir.
Actu-environnement : Deux ans après le retour de l'expédition Tara Océans, cinq études publiées dans la revue Science
présentent les premières analyses des 35.000 échantillons de plancton
collectés dans tous les océans du monde. Quelles sont les premières
découvertes ?
Romain Troublé : Trois des cinq études publiées nous apprennent beaucoup sur la diversité du monde planctonique. Ces virus, bactéries, protistes
et autres micro-animaux (krill, larves) sont beaucoup plus fivers que
ce que nous imaginions. Alors que jusqu'à maintenant 39 virus marins
avaient été identifiés, l'expédition a permis d'en découvrir plus de
5.000 ! Une expédition américaine avait fait un premier état des lieux
des bactéries marines mais nous en avons découvert mille fois plus.
Pour l'instant 60 stations de prélèvement sur les 210 de l'expédition Tara Oceans
ont été analysées. Les chercheurs constatent que dans chaque nouvel
échantillon que l'on analyse, on ne retrouve pas ou peu de nouvelles
espèces. Les données de l'Arctique en révèleront sans doute d'autres,
mais on voit désormais la quasi-totalité du contenu de la boîte noire
qu'est l'océan entre 0 et 500m de profondeur. Il faut maintenant
travailler sur les données pour savoir précisément qui fait quoi,
comment, et avec qui.
AE : Pour chaque échantillon d'eau prélevé, vous avez mesuré les
conditions physico-chimiques du milieu. Quelle corrélation observez-vous
entre la biodiversité et ces paramètres ?
RT : Deux des cinq études publiées ont mis en exergue
l'influence des paramètres environnementaux. La température est de loin
celui qui impacte le plus l'écosystème. A partir des bactéries présentes
dans un échantillon, on peut en déduire la température du milieu dans
lequel elles ont été prélevées. C'est très corrélé. La température
semble affecter à la fois la diversité bactérienne et également les
collaborations entre les espèces. Or dans cet écosystème planctonique,
80% des espèces interagissent entre elles : prédation, parasitisme,
collaboration, symbiose...
Les changements climatiques et les variations de température qui vont
en découler dans l'océan vont donc impacter la structure et les
fonctions de l'écosystème planctonique. Or, le plancton produit
l'oxygène que l'on respire. Il est la base de la chaîne alimentaire et
constitue un puits de carbone, dans quel sens ? La question reste entière !
AE : Trois ans pour analyser autant d'échantillons c'est court. Comment faites-vous ?
RT :
L'analyse est assez rapide et efficace car les
protocoles d'échantillonnage, d'étiquetage et les procédures d'analyse
ont été précisément préparés en amont de l'expédition.
Les équipes
scientifiques ont ensuite opté pour le séquençage génomique massif afin
d'identifier les espèces présentes : on appelle cela la métagénomique.
Les échantillons sont placés dans un séquenceur qui décode de petites
parties d'ADN. Une fois ces petits bouts d'ADN reconstitués en séquences
par des ordinateurs, ces informations sont comparées avec des bases de
données connues. En ce qui nous concerne, un tiers ne correspond à rien.
Par contre, on reconnaît certains marqueurs qui permettent d'en déduire
si on est en présence d'un virus, d'une bactérie ou d'un protiste, etc.
La génomique est selon moi "le microscope" du troisième millénaire.
On ne voit plus les formes mais l'ADN du vivant. Pour partie, ces
analyses ont été soutenues à travers le projet Oceanomics grâce au
financement des Investissements d'Avenir. Au Génoscope du CEA, près de
90 ingénieurs-chercheurs ont travaillé pendant deux ans au séquençage
des échantillons de Tara Oceans. Résultat, le monde scientifique dispose
aujourd'hui de la plus grande base de données de l'humanité sur un
écosystème "complet". C'est le big data de la biodiversité marine !
AE : Cette base de données est utilisable par tous les scientifiques ?
RT : Tous les résultats sont enregistrés dans deux bases de données
publiques dont celle de l'European Bioinformatics Institute à Cambridge
au Royaume-Uni qui stocke toutes les données génomiques européennes. Les
données physico-chimiques et environnementales sont publiées sur la
base de données Pangaea en Allemagne. Ces deux bases sont reliées entre
elles. Les données ont été formatées pour être compréhensibles et
utilisables par le plus grand nombre de disciplines scientifiques. C'est
remarquable ! Je précise qu'à partir des données de Tara Océans, il
n'est pas possible de breveter une protéine ou une molécule. Les bases
de données permettent de savoir quelles espèces sont présentes, quels
gênes s'expriment, pour quelles fonctions… Mais pour développer des
biotechnologies il faut cultiver les organismes intéressants. Il faudra
donc retourner les chercher en mer, les pêcher vivants et savoir comment
les cultiver. Au regard du niveau d'interactions des espèces entre
elles, ce ne sera sans doute pas chose facile mais tout à fait possible.
AE : A quelles recherches peuvent servir ces données ?
RT :
Ces données vont pouvoir alimenter les modèles
climatiques pour essayer de prédire l'impact des évolutions des
températures sur les écosystèmes océaniques, sur la chaîne alimentaire,
sur la pompe à carbone, la présence de nitrate dans l'eau, le niveau
d'oxygène produit, et bien d'autres choses qu'on ne soupçonne pas
aujourd'hui. Faute de connaissances, les modèles du GIEC
par exemple ne prennent pas en compte la réponse de ces écosystèmes
marins au changement climatique. Pourtant, la vie marine joue un
véritable rôle sur l'atmosphère.
Ces données vont pouvoir alimenter pendant plusieurs décennies tous
les grands domaines de la recherche : médecine, écologie scientifique
(connaissances de l'écosystème marin), écologie (comment évolue
l'écosystème face aux changements globaux) mais également la recherche
sur l'évolution des espèces.
Par la génomique les scientifiques peuvent remonter le temps et voir
l'évolution des gènes et ainsi parfaire les arbres de l'évolution.
Sachant que les scientifiques utilisent encore les données de Darwin
alors qu'il est revenu il y a plus de 150 ans, vous imaginez le temps
que prendra l'utilisation de ces données !
Propos recueillis par Florence Roussel, journaliste
Rédactrice en Chef
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