Gaz de schiste : en France, les industriels n'osent pas rouvrir le débat
Le problème est posé par Nanni Beccalli, responsable pour l'Europe du géant américain General Electric, pour qui le dossier du gaz de schiste est l'un des dysfonctionnements énergétiques européens.
Son groupe pèse un tiers du marché des équipements liés à l'énergie sur le Vieux Continent. « Le gaz de schiste, il y en a en Europe, on devrait donc l'exploiter. La majorité des responsables politiques est en faveur de cette énergie, mais personne ne fait le premier pas. Cela va évoluer. J'espère juste que cela ne prendra pas trop de temps », lâche-t-il.
Gaz de schiste : la fête est finie
Ecologistes et tenants du « peak oil » pavoisent déjà : la révolution du gaz de schiste touche à sa fin, tuée par un effondrement des prix lié à la surproduction. Depuis plus d’un an, ils constatent un « plateau » dans les volumes extraits de la roche mère de cet hydrocarbure qui a inondé le marché américain ces cinq dernières années et modifié en profondeur les flux énergétiques mondiaux. Les grandes compagnies pétrolières (ExxonMobil, BP, Total, Shell, ENI…), qui ont succombé trop vite à l’appât du gain, y ont englouti des sommes folles avant de réduire la voilure et de réorienter investissements et appareils de forage (rigs) vers les régions où l’on a découvert des condensats (gaz liquides) et du pétrole de schiste – bien mieux valorisés sur le marché.
Assiste-t-on, pour autant, au déclin inexorable des shale gas ? Ce n’est pas l’avis de l’économiste en chef de l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Dans son dernier rapport (World Energy Outlook), publié le 12 novembre, Fatih Birol prédit que leur développement continuera de donner aux Etats-Unis un avantage compétitif important sur l’Europe et l’Asie « jusqu’en 2035 au moins ». La relocalisation de secteurs industriels intensifs en énergie (chimie, pétrochimie…) devrait continuer, même si l’Amérique exporte une partie de cette ressource sous forme de gaz naturel liquéfié (GNL).
« NOUS SOMMES EN TRAIN D’Y LAISSER NOTRE CHEMISE »
L’Ukraine a finalement choisi la Russie et renoncé à un accord d’association avec l’Union européenne au grand dam d'une partie de son opinion publique qui le manifeste bruyamment. Un revirement dans lequel le gaz aura joué un rôle déterminant, comme dans chacun des épisodes des relations tumultueuses entre Kiev et Moscou.
Acte un : l’Ukraine, qui dépend désespérément du gaz vendu au prix fort par Gazprom, un ministère russe des affaires étrangères bis, annonce une diversification de son approvisionnement (achat en Allemagne via la Pologne, projet d’un "corridor gazier adriatique").
Acte deux : Gazprom se rappelle au bon souvenir des Ukrainiens en menaçant de fermer les vannes si l’énorme dette contractée par Kiev n’est pas honorée.
Acte trois : Kiev tourne le dos à Bruxelles, et se justifie en indiquant qu’un accord avec l'Europe aurait accessoirement entraîné une augmentation des prix du gaz, conformément aux recommandations du FMI.
L’Europe cherche pourtant à remédier à sa gazodépendance russe. Si le projet de gazoduc Nabucco a été définitivement enterré, son concurrent TAP, validé au contraire ces derniers mois, vise ainsi à acheminer du gaz de la Caspienne. Le GNL, dont les projets se multiplient au niveau mondial, permettrait également de relativiser l’importance des tuyaux russes. Gazprom est enfin toujours dans le collimateur de Bruxelles, qui a lancé en 2012 une procédure pour abus de position dominante.
La Russie, l’Europe et le gaz | Une guerre de l’énergie ?
Vendredi, 18 Octobre, 2013
Analyse | Les exportations russes de gaz n’ont pas pour seuls objectifs le profit et l’enrichissement. L’énergie est un levier de pouvoir qui s’inscrit dans une grande stratégie visant la reconstitution d’un centre de puissance russe et la formation d’une union eurasienne. Pourtant, la transformation des marchés d’hydrocarbures donne à l’Union européenne une plus grande latitude d’action. Le renforcement du « partenariat oriental » avec l’Est européen jouera aussi en ce sens | Par Jean-Sylvestre MONGRENIER, chercheur associé à l’Institut Thomas More et auteur de Stratégies et géopolitiques russes des hydrocarbures : un défi pour l’Europe (Presses universitaires de Louvain, 2013) | Le présent texte est une version enrichie d’une l’intervention prononcée lors des 16e Rendez-vous de l’Histoire, qui se sont tenus à Blois du 10 au 13 octobre 2013
Est-il juste de parler de « guerres du gaz » entre la Russie d’une part, l’Europe d’autre part ? Subsidiairement, les exportations russes de gaz vers l’Union européenne (UE) et ses États membres font-elles de Vladimir Poutine le « maître de l’Europe » ? Un tel constat serait en rupture avec la vision désidéologisée et mercantile de la Russie qui prédominait dans la décennie antérieure. D’aucuns affirmaient alors que les affaires étaient la grande affaire de la Russie. Ses dirigeants étaient prétendument animés par la seule logique des intérêts, au sens matériel et économique du terme, et donc leur enrichissement personnel. Exit toute volonté de puissance et vision géopolitique globale. Pourtant, les divers embargos énergétiques de la Russie à l’encontre de ses voisins, plus encore les « guerres du gaz » avec l’Ukraine, sont autant de symptômes d’un conflit géopolitique entre Moscou et les pays qui constituent son environnement, principalement sur les frontières occidentales de cet État-continent.
| Un secteur énergétique sous la coupe du Kremlin
SI l’on peut être réticent quant à l’emploi du terme de guerre – il ne s’agit pas de conflits armés sanglants entre collectivités politiques -, il existe bien une « grande stratégie » russe, les dirigeants de cet État-continent s’appuyant sur les exportations énergétiques pour reconstituer une force d’opposition au plan international et renouer avec la puissance. Dès le premier mandat de Poutine, au début de la décennie 2000, le contrôle du Kremlin et des silovikis est rétabli sur le secteur énergétique pour partie privatisé sous Eltsine (c’est là une dimension essentielle de la « verticale du pouvoir »). Dans le domaine du gaz, le cas de Gazprom est devenu emblématique et bien connu des opinions publiques. Son équivalent dans le monde russe du pétrole est Rosneft, une firme d’État dirigée par Igor Setchine dont on sait la proximité avec Poutine. Rosneft est notamment le grand bénéficiaire du démantèlement du groupe privé Youkos, l’affaire Khodorkovski marquant le tournant politique de la Russie post-soviétique (Khodorkovski a été arrêté en octobre 2003).
Le secteur russe des hydrocarbures est donc sous la coupe de monopoles étatiques : Gazprom pour le gaz et les gazoducs, Rosneft pour le pétrole et Transneft pour les oléoducs (il doit être précisé que Rosneft entame le monopole de Gazprom). Ces situations monopolistiques sont totalement contraires à la lettre et à l’esprit de la Charte de l’énergie (1991) et du traité de Lisbonne sur ladite charte (1994), promus par l’UE et signés par Moscou (le traité de Lisbonne n’a pas été ratifié). A ces monopoles étatiques s’ajoute la remise au pas des « sujets » de la Fédération de Russie et un contrôle plus étroit encore du sous-sol. In fine, nous sommes loin d’une transition vers une économie de marché décentralisée, libérée du contrôle politique, mais il est vrai que l’énergie est un domaine à fort contenu stratégique et géopolitique.
L’autoritarisme patrimonial qui caractérise la politique russe explique partiellement les hésitations des observateurs quant à la finalité centrale du système de pouvoir (enrichissement ou puissance ?). Ce système est marqué par la confusion des genres entre pouvoir économique et pouvoir politique. La relation essentielle est celle qui unit le « patron » à ses « clients », au sens politico-mafieux de ce vocabulaire. L’accès au pouvoir politique signifie l’accès aux rentes énergétiques et autres, ce qui laisse parfois accroire que le jeu politique se réduit au partage des richesses. Si l’étatisation du secteur énergétique n’est certainement pas une entreprise désintéressée visant à rendre au peuple les richesses nationales, il serait pourtant erroné de voir en Poutine un simple cynique affairiste, sans projet politique et vision d’ensemble. Il existe bien une « grande stratégie » russe, les exportations énergétiques constituant un levier de pouvoir (la chose est précisée dans la « stratégie de sécurité nationale » russe).
| L’énergie dans la « grande stratégie » russe
Cette grande stratégie est tournée vers la reconstitution de la puissance, le pouvoir cherchant à former une Union eurasienne centrée sur la « Russie-Eurasie » (on sait l’omniprésence du discours de la « derjava »). Dans cette lutte pour la puissance, l’avantage comparatif de la Russie est de disposer d’importantes ressources énergétiques et d’exporter massivement vers l’Europe. L’UE et ses États membres importent 60% du gaz et 80% du pétrole qu’ils consomment, les exportations russes vers l’ouest du continent représentant plus du quart de cette consommation. Du fait de l’existence d’un marché pétrolier mondial avec de nombreux fournisseurs en concurrence, la problématique n’est pas tant pétrolière que gazière. Le gaz russe parvient en Europe par des installations fixes (les gazoducs), dans le cadre de contrats à long terme (« système de Groningue »), et l’on ne peut donc aisément substituer un fournisseur à un autre. Le poids pris par la Russie dans les approvisionnements européens est donc source de contraintes et de dépendances.
Schématiquement, les dirigeants russes cherchent à se libérer des contraintes inhérentes au transit des hydrocarbures par la Biélorussie et l’Ukraine (80% des volumes exportés vers l’Europe il y a quelques années encore), ce qui renforce leur emprise sur ces deux pays du fait de la réduction des royalties que cela implique, tout en approfondissant les liens bilatéraux avec les grands consommateurs ouest-européens (le partenariat UE-Russie n’a guère de substance et Moscou cherche à contrarier l’avènement d’un pouvoir européen unifié). C’est à ces fins que le gazoduc Nord Stream, sous la Baltique, a été construit et que le projet de South Stream, sous la mer Noire, a été lancé. Ce projet vise aussi à limiter l’accès des pays européens au bassin de la Caspienne en préemptant les volumes disponibles et en les faisant transiter par le territoire russe. Rappelons que le South Stream a été conçu pour rivaliser avec le Nabucco, un projet de gazoduc censé relier la Caspienne à l’Europe en passant au sud de la Russie, la Turquie étant promue comme pont énergétique et « passerelle transeurasienne ». Précisons que le Nabucco ne verra pas le jour, le consortium international emmené par BP qui exploite le gaz azerbaïdjanais ayant choisi une autre solution : le TAP/Trans-Adriatic Project, articulé sur le TANAP/Trans-Anatolian Pipeline (un gazoduc turco-azerbaïdjanais).
Plus largement, Poutine prétend poser la Russie en « heartland » énergétique à la croisée de l’Europe et de l’Asie, ce qui signifierait la réorientation des flux vers la Chine et l’Asie-Pacifique. Cet objectif s’inscrit dans une rhétorique et des représentations globales sur les BRICS et la multipolarité (cf. le discours prononcé par Poutine à Munich, le 10 février 2007) posés en « nouvelle frontière » de la Russie. Une telle réorientation des flux, réorientation au sens primitif du terme, augmenterait l’effet de levier sur l’Europe et donc le pouvoir de négociation de Moscou. Dans les faits, l’Europe est très largement le principal marché des hydrocarbures russes et elle le restera. La géographie de l’offre est en faveur de l’Europe - la Sibérie occidentale assure 90% de la production de pétrole et de gaz russes -, et celle des « tubes » (oléoducs et gazoducs) renforce cette organisation des flux. En l’état actuel des choses, les exportations vers l’Asie au départ de la région du lac Baïkal et de Sakhaline ne représentent guère plus de 3% des volumes de pétrole et de gaz. Il faut toutefois prêter attention au développement de tout un « business » énergétique entre la Russie et la Chine, cette dernière contournant par ailleurs la stratégie russe de verrouillage de la Caspienne (voir les flux d’hydrocarbures kazakhs et turkmènes transitant via les portes de Dzoungarie, en direction du Turkestan chinois).
| Les marges de manœuvre de l’Europe
Au total, il y a bien un conflit géopolitique latent entre la Russie et l’UE autour des questions énergétiques en général, des exportations de gaz en particulier. Ce conflit porte plus largement sur la définition et l’organisation du continent, Moscou entendant faire prévaloir son type de régime autoritaire-patrimonial dans l’Est européen, cette zone intermédiaire entre le « grand espace » euro-atlantique (l’ensemble UE-OTAN) et la Russie-Eurasie. Les États issus de la dislocation de l’URSS, voire certains des pays centre-est européens autrefois satellisés, sont considérés à Moscou comme relevant d’un « étranger proche » revendiqué avec constance depuis le début des années 1990. C’est à ce réunionisme, teinté de révisionnisme géopolitique (voir notamment l’amputation du territoire géorgien), que doit être rapportée la volonté de Poutine de mettre sur pied une « union eurasienne ». Ainsi le Kremlin accroît-il ses pressions sur l’Ukraine, la Géorgie et les autres États parties prenantes du « partenariat oriental » de l’UE, l’objectif étant d’empêcher la signature d’accords d’association avec l’UE lors du prochain sommet de Vilnius (28-29 novembre 2013). De fait, l’échéance est importante.
Dans cette partie, l’UE et ses États membres ne sont pas inactifs. Fondée sur les principes de concurrence et de libre entreprise, leur approche des questions énergétiques diffère notablement de celle de la Russie dont on a vu qu’elle refusait de ratifier le traité sur la Charte de l’énergie (le traité de Lisbonne) et d’en appliquer les stipulations qui impliquent un démantèlement des grands monopoles étatiques. Aussi le groupe Gazprom se trouve-t-il dans la ligne de mire de la Commission européenne, celle-ci ayant lancé en septembre 2012 une procédure pour abus de position dominante. Alors que Gazprom cherche à racheter des sociétés de distribution du gaz en Europe, le dernier « paquet » de mesures de l’UE impose une séparation entre la fonction de production et celle de distribution. La chose a fortement contrarié le pouvoir russe : Poutine a déclaré que Gazprom était une entreprise à caractère stratégique et lui a donc interdit de communiquer à la Commission les documents requis pour conduire la procédure.
Plus largement, l’UE et ses États membres se dotent d’une politique européenne de l’énergie tendue vers la diversification et la sécurisation de leurs approvisionnements énergétiques, ces objectifs conduisant à l’ouverture et à la consolidation de nouvelles routes vers le bassin de la Caspienne. Si le projet de Nabucco n’a pu voir le jour, le TAP et le TANAP, quoique plus modestes dans leurs ambitions et capacités, contribueront effectivement à la diversification de ces approvisionnements. Enfin, au plan mondial, l’expansion des flux de gaz naturel liquéfié (GNL), les retombées de la « révolution » du gaz de schiste en Amérique du Nord ainsi que les ressources en hydrocarbures dits non-conventionnels que divers pays européens recèlent (Royaume-Uni, France, Pologne, Ukraine, etc.), les gisements de gaz naturel de Méditerranée orientale aussi, dans les eaux de Chypre et d’Israël notamment, sont autant de facteurs qui jouent dans le sens d’un marché mondial du gaz, ce qui desserre l’étau des contraintes qui pèsent sur l’Europe.
| Un conflit géopolitique plus large
Au total, s’il n’y a pas de guerre stricto sensu en Europe autour des hydrocarbures, il y a bien des tensions géopolitiques, voire un grand conflit latent dont les tenants et aboutissants dépassent le gaz et le pétrole. A moyen et long termes, le pouvoir russe mise sur la dislocation du système de coopération géopolitique circonscrit par les limites extérieures de l’UE et de l’OTAN. Le projet de traité de sécurité présenté à Berlin le 5 juin 2008 par Medvedev (un mois avant l’attaque contre la Géorgie), repose sur l’idée-force d’un retrait américain et du retour à l’Europe d’avant l’UE, avec des jeux d’alliances et de contre-alliances entre les différents États du Vieux Continent. Dans un tel contexte, la Russie pourrait pleinement faire valoir ses avantages comparatifs (masse territoriale, dotation énergétique et effort militaire renouvelé).
Dans ce que, cédant à la facilité, nous qualifierons de « grand jeu », l’UE et ses États membres ne sont pas dépourvus. Si les approches nationales de la Russie et des enjeux énergétiques varient, les désaccords sont moindres qu’à l’époque de la présidence Medvedev (2008-2012). Les espoirs liés au « reset » se dissipent, les réalités géopolitiques se sont accusées et les dirigeants européens semblent prendre la juste mesure du phénomène Poutine. Vaille que vaille, la politique européenne de l’énergie existe et les évolutions du marché mondial des hydrocarbures donnent plus de latitude d’action à l’UE et à ses États membres. Fait encore défaut une vision géopolitique d’ensemble, à la fois forte et partagée. Le sommet de Vilnius, les 28 et 29 novembre prochains, et l’approfondissement des liens entre l’UE et l’Est européen, Sud-Caucase compris, seront une étape décisive.
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