samedi 22 novembre 2014

En Italie, 3 000 victimes de l’amiante et plus de coupables

Un procès s’est éteint, un autre commencera peut-être. Le procureur général Raffaele Guariniello a achevé, jeudi 20 novembre, une nouvelle enquête à l’encontre de l’industriel suisse Stephan Schmidheiny, ex-propriétaire de l’entreprise d’amiante Eternit Suisse et ancien actionnaire d’Eternit Italie. Le magistrat l’accuse d’« homicide volontaire » pour la mort, à partir de 1989, de 256 personnes décédées d’asbestose (fibrose pulmonaire) ou de mésothéliome (cancer de la plèvre) après avoir été au contact de particules d’amiante à Casale Monferrato, Cavagnolo, Rubeira et Bagnoli, les sites où Eternit avait implanté ses usines. « Je n’abandonne pas », a lancé le juge Guariniello.

La veille pourtant, c’est un coup de massue qui s’était abattu sur lui et les familles des victimes de l’amiante. Mercredi, la Cour de cassation a écrit le mot « fin » à un premier procès, concernant environ 3 000 personnes, ruinant ainsi près de vingt ans d’enquête et d’espoir. Par son importance, le nombre des parties civiles (près de 5 000), et son retentissement hors de l’Italie, cette procédure ouverte en 2004 a souvent été comparée aux maxi-procès contre la Mafia. Elle aussi devait être exemplaire et marquer un tournant. Il n’en a rien été.
Condamné en 2012 à seize ans de prison pour « catastrophe environnementale », peine alourdie en appel à dix-huit ans et à 89 millions d’euros de dommages et intérêts, M. Schmidheiny a été tout simplement acquitté mercredi. Un autre industriel, le baron Jean-Louis Marie Ghislain de Cartier de Marchienne, ancien actionnaire belge de la branche italienne de l’entreprise, avait également été lourdement condamné en première instance. Mais les poursuites à son encontre se sont éteintes suite à son décès en 2013, à 91 ans.

Vive émotion

En l’absence de législation spécifique, l’avocat général de la première chambre pénale de la Cour suprême italienne, Francesco Mauro Iacoviello, a estimé que les faits incriminés étaient prescrits depuis 1998, soit douze ans après la fermeture des établissements Eternit en Italie. « Il arrive que le droit et la justice prennent des directions opposées, mais les magistrats n’ont pas d’alternative : ils doivent suivre le droit », a-t-il déclaré. Jeudi, devant l’émotion suscitée par ce verdict, la Cour a précisé : « L’objet du procès était exclusivement de démontrer ou non l’existence d’une catastrophe environnementale et non pas de juger les décès et les pathologies dont la Cour ne s’est pas occupée. »
Un ouvrier demande justice à Casale Monferrato, la ville qui a payé le plus lourd tribut à l'amiante.
Fondées sur le droit, ces explications techniques passent mal. Jeudi, à Casale Monferrato, la ville qui a payé le plus lourd tribut à l’amiante, les devantures des commerces sont restées fermées en signe de « deuil citoyen ». La décision de la Cour de cassation a été critiquée par de nombreuses personnalités dont le premier ministre Matteo Renzi. « Nous changerons le système des procès et les règles du jeu de la prescription », a-t-il promis à la radio avant d’ajouter sur Twitter : « La justice doit être rendue au moment opportun. Nous ne pouvons pas céder devant la prescription. Les procès doivent être rapides et justes. »
Mille fois plus fines qu’un cheveu, les particules d’amiante étaient partout : dans l’air, dans les rues des villes où passaient les camions qui transportaient ce matériel volatil, dans les bleus des ouvriers, dans la cour des écoles, sur les terrains de sport. Généreuse, Eternit offrait à ses employés les pièces d’amiante mal usinées grâce auxquelles ils pouvaient ici refaire un dallage, là un toit pour un appentis de jardin. De nombreuses personnes sont ainsi décédées sans avoir jamais mis les pieds dans une usine du groupe.

Routes recouvertes de poussière

Pourtant la dangerosité de ce produit était déjà démontrée dès les années 1940. En 2012, Nicola Pondrano, un habitant de Casale Monferrato, nous avait raconté : « J’ai traversé la ville une nuit, à 20 ans. Je n’ai pas oublié les traces que laissaient les pneus des vélos des ouvriers qui se rendaient à l’usine sur les routes recouvertes de poussière. » En 1974, quand il a été embauché à l’usine Eternit, un collègue lui avait lancé : « Toi aussi tu es venu mourir ici ? » M. Schmidheiny a fait valoir qu’il avait investi des milliards de lires, à l’époque, pour sécuriser ses sites. Pourtant, beaucoup d’anciens ouvriers racontent qu’on leur recommandait simplement de cesser de fumer et de mettre un mouchoir sur leur visage quand les nuages de poussière devenaient trop denses.
Cinquante personnes meurent chaque année en Italie pour avoir été en contact avec une particule d’amiante venue des anciens sites Eternit. Le pic devrait être atteint en 2020. Selon l’Organisation mondiale de la santé, environ 125 millions de personnes dans le monde sont encore exposées à l’amiante sur leur lieu de travail et plus de 107 000 personnes en meurent chaque année.
Stephan Schmidheiny, 67 ans, n’a jamais assisté à une seule audience de son procès. Classé dans le top 400 des plus grosses fortunes mondiales, il partage son temps entre la Suisse et l’Amérique latine, ses collections d’art et ses actions en faveur de l’environnement. Il se flatte d’avoir conseillé Bill Clinton sur ces questions. Après le verdict de la Cour de cassation à Rome mercredi, Romana Blasotti, 85 ans, est retournée chez elle à Casale Monferrato. Elle a suivi toutes les audiences sans jamais faillir. « Je suis fatiguée, dit-elle. Fatiguée de souffrir et de voir les gens mourir autour de moi. Et la déception fait mal à un point que je n’aurais pas imaginé. » Outre sa fille et son mari, Romana Blasotti a perdu trois autres membres de sa famille. Emportés par l’amiante.

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