Le quotidien britannique The Guardian
est associé depuis mars avec l’ONG 350.org dans la campagne « Keep it
in the Ground » (« Laissez-le sous terre »), visant au
« désinvestissement » dans les énergies fossiles. Le Guardian Media
Group, qui dispose de 1,1 milliard d’euros d’actifs, a lui-même annoncé
début avril qu’il commençait à se débarrasser de ses participations dans
l’industrie des combustibles fossiles. Alan Rusbridger, le directeur du
Guardian, qui quittera le quotidien cet été pour prendre la présidence du trust propriétaire du titre, détaille au Monde la genèse de cet engagement.
J’ai été frappé aussi par ma rencontre avec Bill McKibben [fondateur du mouvement 350.org]. Il m’a fait prendre conscience que les médias étaient englués dans un traitement environnemental et scientifique du climat alors que c’est une question politique et économique. En abordant le sujet dans la rédaction, nous nous sommes mis à parler également de santé, de culture… Cela a créé une énergie entre nous. C’était le moment d’impliquer l’ensemble du journal sur ce sujet.
L’une des premières choses dites pendant notre séminaire, c’était que nous ne pouvions pas lancer une telle campagne sans avoir nous-mêmes décidé de quelle énergie nous voulions pour remplacer les combustibles fossiles. La discussion s’est notamment focalisée sur le nucléaire. J’ai demandé que l’on ne cherche pas à trancher ce débat. Car si nous élargissons trop le sujet, les gens risquent de perdre de vue le sens de notre campagne.
Pour quelles raisons « The Guardian » mène-t-il campagne pour renoncer à l’exploitation des réserves d’énergies fossiles ?
Tout
a débuté à Noël 2014, lorsque j’ai réalisé que j’allais quitter mes
fonctions. Quand vous vous apprêtez à partir d’une institution
incroyable comme le journal The Guardian, après deux décennies
passées à sa tête, vous vous demandez ce que vous avez raté. Non que je
regrette la couverture que nous avons faite jusqu’ici de
l’environnement. Mais si l’on pense à ce qui restera dans l’Histoire, le
changement climatique est la plus grande « story » de notre époque. Or
jusqu’à présent, elle n’avait fait que très rarement la « une » du Guardian.J’ai été frappé aussi par ma rencontre avec Bill McKibben [fondateur du mouvement 350.org]. Il m’a fait prendre conscience que les médias étaient englués dans un traitement environnemental et scientifique du climat alors que c’est une question politique et économique. En abordant le sujet dans la rédaction, nous nous sommes mis à parler également de santé, de culture… Cela a créé une énergie entre nous. C’était le moment d’impliquer l’ensemble du journal sur ce sujet.
Comment avez-vous organisé cette mobilisation du journal ?
Une
partie de la rédaction est partie avec moi une semaine en Autriche pour
planifier cette campagne. Il est bon de temps en temps de quitter le
bureau et de couper le portable. Nous avons enregistré chaque mot de nos
discussions et une partie de ces échanges ont été publiés sous forme de
podcasts, sur le site du journal. C’était aussi une manière de montrer à
nos lecteurs comment un journal fonctionne. Les entreprises de presse
devraient être plus démocratiques. Je n’aime pas les journaux construits
autour d’une figure très imposante.L’une des premières choses dites pendant notre séminaire, c’était que nous ne pouvions pas lancer une telle campagne sans avoir nous-mêmes décidé de quelle énergie nous voulions pour remplacer les combustibles fossiles. La discussion s’est notamment focalisée sur le nucléaire. J’ai demandé que l’on ne cherche pas à trancher ce débat. Car si nous élargissons trop le sujet, les gens risquent de perdre de vue le sens de notre campagne.
Pourquoi avoir pris pour cible des fonds financiers impliqués dans le secteur des énergies fossiles ?
Quels
vont être les faits marquants en 2015 sur le climat ? Tout le monde à
la rédaction est d’accord pour dire que la Conférence de Paris sur le
climat (COP 21) sera le grand événement de l’année, mais ce n’est pas le
sujet que l’on a le plus envie de lire. On s’est dit, ensuite,
pourrait-on persuader des investisseurs de changer d’avis sur les
énergies fossiles, responsables d’une majeure partie des émissions
polluantes ? Nous avons par exemple lancé le 7 mars une pétition en
direction des fondations philanthropiques telles que le Wellcome Trust
et la Bill & Melinda Gates Foundation [180 000 signataires au 17 avril].
Nous n’allons pas en faire des ennemis, mais comme elles gèrent des
gros portefeuilles d’actifs, elles peuvent prendre la tête du mouvement
de désinvestissement.
Avez-vous rencontré des réticences dans la rédaction à propos de cette campagne ?
Seuls quelques-uns étaient inquiets de cette démarche. Je l’étais moi-même. Durant ces vingt ans comme directeur du Guardian,
je n’avais jamais lancé un appel comme celui-ci. Il s’agit d’un sujet
complexe, c’était un peu risqué de plonger le journal dans cette
complexité. Ce qui m’a convaincu, c’est l’importance de l’enjeu. C’est
très différent des OGM, sur lesquels on peut tirer des conclusions
divergentes. Là, l’écrasante majorité de la communauté scientifique
s’accorde à dire qu’il y a urgence à agir. Il n’y a pas de sujet plus
sérieux que le réchauffement climatique.
Pourtant,
près de 40 % des Britanniques se disent sceptiques face au
réchauffement climatique. Ne craignez-vous pas de perdre une partie de
votre lectorat ?
Si vous vous levez chaque matin en vous demandant
si vous allez perdre du lectorat, c’est une très mauvaise façon de
construire un journal ! Le renoncement aux énergies fossiles est une
cause morale, bien sûr, mais aussi une mesure de bonne gestion. Je ne
m’attendais pas à ce que le Guardian Media Group (GMG) décide aussi vite
de désinvestir. En voyant ce qu’il a fait, le monde de la finance a
commencé à en parler. Aujourd’hui, notre propre conseiller financier
nous dit : « J’ai observé les chiffres sur les dix dernières années,
les énergies fossiles sont devenues de mauvais investissements, qui
sous-performent. »
« Keep it in the Ground » n’est-il pas également un formidable coup de pub pour votre journal ?
Au cours de ces cinq dernières années, The Guardian a sorti les dossiers WikiLeaks, le Tax Gap [vaste enquête sur les manœuvres d’évitement fiscal des entreprises britanniques],
l’affaire Snowden… Maintenant, nous faisons campagne sur le changement
climatique. Si l’on entreprend ce travail d’investigation
journalistique, ce n’est pas pour s’assurer des records d’audience, mais
pour être à la hauteur de notre réputation. Les gens se rendent compte
qu’on est prêt à faire des choix courageux, à dépenser de l’argent quand
c’est nécessaire.
A vous entendre, les journaux devraient remplir une mission de service public…
Ce
que nous faisons doit servir l’intérêt général. Au cours des dix
dernières années, l’industrie de la presse s’est fracturée, elle est
devenue peureuse. On regarde en permanence nos chiffres de ventes, nos
nombres de lecteurs et d’abonnés. Cela a mené certains à faire des
choses idiotes. Si vous voulez faire du journalisme, il faut garder
l’intérêt général comme moteur. Et je ne vois pas de plus grand intérêt
général que d’aider à la prise de conscience sur le dérèglement
climatique. Il est irresponsable de la part des journalistes de ne pas
réfléchir davantage à la manière de couvrir cette grande question.
Comment concilier le traitement de l’actualité et une réflexion de long terme sur le climat ?
Le
journalisme est très efficace pour raconter ce qu’il s’est passé hier,
il l’est beaucoup moins pour faire le récit de ce qui va se produire
dans dix ans. Pourtant, cela reste du journalisme, car les décisions que
nous prenons aujourd’hui auront des conséquences dans les dix
prochaines années et au-delà. Il faut trouver le moyen de faire
réfléchir nos concitoyens car la classe politique ou les marchés ne
sauront pas le faire. Les investisseurs, en revanche, sont capables d’un
tel effort : ça les intéresse de savoir ce qui va se passer dans les
dix ou les vingt prochaines années.
La nature des relations entre les journalistes du « Guardian » et les entreprises pétrolières a-t-elle changé ?
Non.
Nous avons par exemple un rubricard énergie pour qui les compagnies ont
beaucoup de respect. A un moment, Exxon a refusé de répondre à
certaines de nos questions, estimant que nous n’étions pas impartiaux.
Qu’une compagnie qui pèse 300 milliards de dollars [278 milliards d’euros] refuse de nous répondre en dit davantage sur elle-même que sur le Guardian.
Acceptez-vous toujours les publicités des compagnies pétrolières ?
Oui,
nous acceptons et, j’en conviens, c’est une vraie question. Je
considère que la publicité est la publicité, l’éditorial est
l’éditorial. Ce sont deux choses complètement séparées. Au moment où
vous commencez à former un jugement sur la publicité, vous franchissez
cette ligne de démarcation.
En lançant cette campagne, pensiez-vous être rejoints par d’autres journaux ?
Nos
concurrents sont tous focalisés sur les élections législatives du
7 mai. Jusqu’à présent, je n’ai vu aucune réaction de leur part. Au
Royaume-Uni, les journaux se vivent comme des adversaires et ils
détestent faire des choses ensemble.
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