DÉCRYPTAGE
C’est
le duo du moment. Les relations entre l’agriculture et le climat sont
au cœur de toutes les attentions. François Hollande lui-même se montre
très concerné, alors que Paris doit accueillir fin 2015 le crucial
sommet des Nations unies sur le changement climatique (COP21). Vendredi,
il clôturait un forum international sur le sujet, organisé par le
ministère des Affaires étrangères en partenariat avec le principal
syndicat agricole, la FNSEA, mais aussi l’association des semenciers
(Gnis), l’assureur Groupama, le Crédit agricole ou les groupes Veolia et
GDF-Suez. La grand-messe annuelle du Salon de l’agriculture, inaugurée
samedi matin par le Président, sera elle aussi largement consacrée au
climat. Personne ne le conteste, les liens entre les deux sont étroits :
l’agriculture est à la fois responsable et victime du dérèglement
climatique. Mais les choses se corsent dès qu’il s’agit de savoir
comment faire pour atténuer les émissions de gaz à effet de serre du
secteur agricole et faire en sorte que celui-ci s’adapte aux effets du
changement climatique. Et là, deux visions de l’agriculture s’affrontent
plus que jamais.La question de l’adaptation du secteur aux changements climatiques et de la réduction de ses émissions de gaz à effet de serre est enfin abordée, au risque d’être récupérée.
L’agriculture, à la fois responsable et victime
Au sens strict, l’agriculture produit 10% à 12% des émissions mondiales de gaz à effet de serre d’origine humaine. Mais, si l’on inclut la déforestation des forêts tropicales (notamment pour produire de l’huile de palme ou du soja) ou l’urbanisation (dont l’agriculture n’est pas responsable), ce chiffre grimpe jusqu’à 24%, selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Sans compter la transformation et le transport des marchandises.Plus encore que du CO2, l’agriculture émet surtout du méthane résultant de la digestion du bétail et du stockage du fumier, et du protoxyde d’azote qui se dégage des engrais. Des gaz aux pouvoirs respectivement 25 fois et 300 fois plus réchauffants que le CO2. Mais toutes les agricultures ne portent pas la même responsabilité. Le développement de l’agriculture industrielle, à coups d’élevage intensif et de monocultures nécessitant l’utilisation massive de pesticides et d’engrais d’origine pétrochimique, libère d’importants stocks de carbone.
Parallèlement, l’agriculture est très vulnérable aux variations climatiques. L’augmentation de la fréquence et de l’intensité des événements extrêmes (sécheresse, inondations, canicules…) ou l’irrégularité de la pluviométrie ont des effets dévastateurs, en particulier sur les petits producteurs du Sud. «Depuis les années 80, le changement climatique a déjà eu un impact négatif sur les rendements du blé de - 2% par décennie à l’échelle mondiale, et de - 1% par décennie pour le maïs, constate Jean-François Soussana, directeur scientifique environnement de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra). En France, la canicule de 2003 a fait baisser de 20% à 30% la production selon les cultures. Et en Russie, celle de 2010 a fait chuter la production d’un tiers par rapport aux prévisions. Deux événements sans précédent depuis les années 1500.» Résultat : un impact direct sur le prix des matières premières agricoles. En 2010, la Russie a bloqué ses exportations, provoquant une remontée brutale des cours des céréales. La sécheresse de 2012 aux Etats-Unis a, elle, entraîné une hausse de plus de 50% des cours du blé et du maïs à la Bourse de Chicago en quelques semaines. Selon les Nations unies, d’ici à 2080, 600 millions de personnes supplémentaires pourraient souffrir d’insécurité alimentaire sous l’effet du changement climatique, presque le double par rapport à aujourd’hui. Avec, à la clé, migrations massives et conflits.
La «climato-intelligence», une solution ?
Le concept de climate-smart agriculture,«agriculture climato-intelligente», date de 2009. Selon la FAO (l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), qui le soutient, celui-ci vise à la fois à augmenter durablement la productivité et les revenus des agriculteurs, renforcer la résilience et l’adaptation aux changements climatiques et atténuer les émissions de gaz à effet de serre.Une «alliance internationale pour l’agriculture climato-intelligente» a été lancée en septembre 2014 à l’occasion du sommet sur le climat organisé à New York par le secrétaire général des Nations unies. Elle a été signée par une vingtaine de pays, dont la France, et plus de trente organisations et entreprises. Mais a aussi suscité une très forte opposition de la part d’une centaine d’ONG, qui la qualifient de «jeu de dupes» ou de cheval de Troie destiné à «servir les intérêts des multinationales».
«Le périmètre des pratiques promues est tellement flou qu’il laisse le champ libre aux OGM ou à l’utilisation intensive de pesticides et d’engrais chimiques, s’alarme Maureen Jorand, du Comité catholique contre la faim et pour le développement-Terre solidaire. Pas étonnant, quand on sait que les premiers acteurs privés impliqués sont les géants américains Monsanto, Cargill ou McDonald’s, le norvégien Yara, numéro 1 mondial des fertilisants synthétiques, ou tous les grands traders de l’agroalimentaire. Ils y voient sans doute le moyen de maintenir le modèle actuel, celui-là même qui nuit le plus au climat.»
Alors que le terme «agriculture» ne figure qu’une seule fois dans le texte de négociations pour la COP21 de Paris validé à Genève la semaine dernière, les ONG craignent que cette alliance internationale ne devienne un espace parallèle de négociations à ce sujet. Pour mieux promouvoir ce qu’elles qualifient de «fausses solutions», qui incluent selon elles les agrocarburants industriels ou l’intégration de l’agriculture dans les marchés du carbone au nom de son rôle de stockage de CO2 dans le sol.
«C’est vrai, le risque de récupération du concept d’agriculture climato-intelligente par les multinationales agro-industrielles existe, pour ne faire que de l’adaptation avec de la high-tech et pas d’atténuation», admet Emmanuel Torquebiau, du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). Pourquoi l’organisme a-t-il adhéré à cette alliance, alors ? Lui qui coorganisera aussi la troisième conférence scientifique mondiale sur l’agriculture climato-intelligente à Montpellier, en mars… «Mieux vaut être dedans que dehors, pour faire valoir notre point de vue. Comme la grande majorité de la communauté agronomique française, nous considérons que l’atténuation et l’adaptation au changement climatique ne pourront se faire qu’avec des techniques respectant les équilibres naturels et reposant sur l’agroécologie.»
Quelles alternatives ?
«Agroécologie», le terme est allègrement repris par le ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll - d’aucuns diront dévoyé, tant sa politique fait la part belle à l’agro-business. En France, des figures comme René Dumont, Marc Dufumier ou Pierre Rabhi l’ont promue ou pratiquée depuis les années 60. Plutôt que de considérer le sol comme un support inerte inondable à l’envi de pétrochimie, ils recommandent d’utiliser sa «valeur agronomique», ses insectes, bactéries et vers de terre. D’éviter la monoculture, de favoriser les rotations. De travailler avec la nature plutôt que contre elle. De maintenir les haies, préserver l’eau, tendre vers l’autonomie des exploitations… Ce qui demande technicité et connaissances. Et permettra parfaitement de nourrir 9 milliards de Terriens en 2050, selon Olivier de Schutter, ancien rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation des Nations unies. Il existe une foule de solutions agronomiques vertueuses et de recherches prometteuses dans le domaine de l’élevage, par exemple l’ajout de lipides extraits du lin dans l’alimentation des bovins pour diminuer leurs émissions de méthane.Mais, insistent les experts, au-delà du fonctionnement des exploitations, c’est tout le système alimentaire qu’il faut repenser. Un premier pas est de lutter contre les pertes et le gaspillage alimentaires, qui représentent, selon la FAO, près d’un tiers de la production mondiale de nourriture.
Le scénario Afterres 2050, qui modélise le système agricole et alimentaire français en tenant compte de la nécessité de réduire fortement nos émissions, prévoit aussi de manger mieux et un peu moins, en inversant par exemple dans nos assiettes la part respective des protéines animales (62% de nos apports, alors que leur production émet beaucoup) et végétales. Privilégier les circuits courts de production et de consommation permet aussi de bichonner le climat. Ceci dit, avertit Aurélie Trouvé, d’Attac, dans un livre qu’elle vient de publier (1), changer les politiques agricoles et alimentaires ne suffira pas : «Face au développement des spéculations sur les marchés à terme agricoles, c’est toute une régulation des marchés financiers et des banques qu’il faudrait remettre en place.»
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