samedi 21 février 2015

Médicaments : faut-il se fier aux chimpanzés ?

AVIS D'EXPERT - L'étude de l'automédication des grands singes en milieu naturel pourrait révéler des pistes intéressantes pour l'hommes, expliquel e Dr Sabrina Krief, maître de conférences au Muséum national d'histoire naturelle (Paris).
Dans le parc national de Kibale, en Ouganda, nous étudions depuis 1999 la manière dont se soignent les chimpanzés. C'est la première fois qu'une observation de grands singes en milieu naturel dans le but de trouver des médicaments pour l'homme est menée dans un cadre scientifique. Ainsi, en découvrant les secrets de certaines de leurs pratiques, nous avons pu expliquer comment nos plus proches parents sélectionnent des plantes ayant des activités pharmacologiques. Une «phytothérapie» qui se révèle parfois si ingénieuse que la médecine humaine pourrait s'en inspirer…

Mettre les plantes à profit

Au Togo et au Ghana, un ver parasite (Oesophagostomum bifurcum) est responsable d'une forte mortalité dans la population humaine. Les traitements vermifuges chimiques échouent le plus souvent car les molécules n'atteignent pas le parasite, protégé par la coque d'un nodule. Les seuls traitements efficaces sont chirurgicaux, pratique lourde et coûteuse, par conséquent assez exceptionnelle dans cette région. Ce type d'infection parasitaire intestinale touche également les chimpanzés. Qui ont mis en place une stratégie singulière pour se débarrasser de ces parasites indésirables.
Au réveil, encore à jeun, le chimpanzé parasité, ressentant probablement un inconfort digestif, descend de son nid avec un objectif bien précis: trouver une certaine plante qu'il ne déniche parfois qu'après plusieurs kilomètres… Alors, il en détache lentement une feuille avec ses lèvres, la plie avec sa langue à l'intérieur de sa bouche avant de la déglutir avec peine, sans la mâcher. Ce n'est qu'après avoir reproduit une trentaine de fois cette manœuvre qu'il reprend une activité normale. Six heures après avoir ingurgité les feuilles, le chimpanzé expulse une crotte composée presque exclusivement de feuilles. En les examinant attentivement, on y trouve des vers pris au piège, enchâssés entre les poils des feuilles. Ici, les chimpanzés mettent à profit les propriétés physiques de la plante là où la médecine humaine ne s'appuie que sur ses activités chimiques.

Un arbre bien particulier

Autre scénario, pour le paludisme: à plus de 1.500 m d'altitude, nous avons découvert que les chimpanzés sont eux aussi infectés par des parasites du genre Plasmodium, responsables de la maladie chez l'homme. Dans le sang d'un chimpanzé peuvent d'ailleurs circuler simultanément plusieurs espèces de ces parasites dont certaines n'avaient jamais été décrites, puisque nos études ont justement permis d'identifier deux nouvelles espèces de Plasmodium. Mais il semble que lorsque ces singes se sentent malades, ils recherchent un arbre bien particulier dont ils ingèrent alors quelques feuilles, très amères. Or, nous avons pu déterminer la structure chimique de nouvelles molécules, qui se sont révélées aussi actives sur les parasites résistants que la chloroquine, substance de référence. De plus, nous avons observé que les chimpanzés consomment au moins huit autres parties de plantes dont les extraits sont actifs contre le parasite sanguin. Provenant d'espèces botaniques différentes, ces molécules ont des structures et des modes d'action variées, une diversité qui explique sans doute leur capacité à limiter l'apparition de résistances chez ces parasites. De fait, à la différence des humains qui utilisent généralement un très petit nombre de molécules pour lutter contre le paludisme, les chimpanzés diversifient les substances aptes à limiter la prolifération des parasites.
Les chimpanzés peuvent donc sans nul doute nous guider dans notre recherche de nouveaux médicaments pour l'homme. En recensant les plantes utilisées et les pratiques associées, il a en effet été possible d'opérer de nombreux recoupements avec les plantes usuelles en médecine traditionnelle locale, souvent sans préparation et mastiquées immédiatement après cueillette. De plus, il s'avère que les chimpanzés incluent des plantes ayant des propriétés médicinales dans leur alimentation quotidienne. Or, les populations autochtones font de même, comme les Hausa, en Afrique de l'Ouest, par exemple, qui, dès les premiers symptômes du paludisme, ont presque toujours recours aux plantes dans leur alimentation.

Niveau prophylactique

L'automédication, telle que nous l'enseignent les chimpanzés, repose donc sur une conception large de la thérapeutique, qui non seulement ne met pas de frontière entre l'alimentation et la médecine mais commence probablement avant même le développement de la maladie, au niveau prophylactique. Il ressort enfin de nos études sur le terrain que la santé, celle des hommes comme celle des chimpanzés dépend étroitement de la santé des forêts tropicales. Pour préserver cet équilibre fragile et nous laisser le temps d'en découvrir les trésors, nous devons devenir des consommateurs responsables, en limitant notre usage de tous les matériaux issus de cette forêt, en les recyclant, en préservant ses ressources et ses habitants, flore, faune et humains.
* Membre correspondant de l'Académie nationalede médecine, auteur de «Les Chimpanzés des monts de la Lune» aux Éditions Belin-Muséum, 2014. Commissaire, avec Serge Bahuchet,de l'exposition «Sur la piste des grands singes» qui se déroule du 11 février 2015 au 21 mars 2016 au Muséum national d'histoire naturelle de Paris.

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