vendredi 20 septembre 2013

Le préjudice écologique dans le code civil : une "petite révolution juridique"

Des poubelles sont alignées, le 2 août 2000 près de l'anse de Belmont à La Turballe, pour recevoir le mazout après le naufrage de l'Erika.

Dans un chat sur Le Monde.fr, Laurent Neyret, juriste en droit de l'environnement, commente la portée des dix propositions remises à la ministre de la justice, Christiane Taubira, mardi 17 septembre, par le groupe de travail sur le préjudice écologique. Si ces propositions étaient adoptées, le code civil ne protégerait plus uniquement les personnes et le patrimoine, mais sanctionnerait aussi les atteintes à l'environnement.

Sam : Le code civil, une nouvelle arme pour le préjudice écologique... Ce n'était donc pas le cas avant ? Un pollueur n'était pas soumis aux règles du code civil ? Quoi de neuf sur le sujet ?
Laurent Neyret : A ce jour, le code civil ne protège que la personne et le patrimoine. Il est vrai que l'environnement était en dehors du code civil. L'adoption des propositions du rapport serait une petite révolution juridique, puisque l'environnement entrerait dans la Constitution civile des Français, aux côtés des personnes et du patrimoine. La force symbolique serait alors considérable.
N'oublions pas que le code civil est d'un accès très facile pour les juges, pour les avocats, et que cela permet une accessibilité renforcée à la question du préjudice écologique. C'est pour cela qu'on l'a préféré au code de l'environnement, beaucoup moins connu.
Simon : Pourquoi la loi du 1er août 2008 relative à la responsabilité environnementale n'est-elle pas appliquée ?
La loi du 1er août 2008 transpose une directive européenne qui a été intégrée dans les Etats de l'Union. Cette loi est censée réparer les préjudices écologiques, elle se trouve dans le code de l'environnement. Mais en pratique, cette loi n'a jamais fait l'objet d'une application en France, malgré l'existence avérée de nombreuses affaires de préjudices écologiques. La rupture d'un oléoduc en plaine de Crau, l'affaire de Donge de fuites d'hydrocarbures, ou encore les fuites de produits chimiques dans une papeterie près de Bordeaux. Dans les autres pays européens, seuls quelques cas d'application du texte existent en Pologne.
Donc dans toute l'Europe, le texte manque d'efficacité. Pourquoi ? Pour plusieurs raisons : les conditions exigées sont très rigoureuses, et le droit qui en résulte est très complexe. Autre raison, en France en particulier, le pouvoir de poursuite des pollueurs est concentré dans les mains du préfet.
Baltha : Si les nouvelles dispositions avaient été en vigueur à l'époque de la marée noire de l'Erika, qu'est-ce que cela aurait changé pour Total ? Aurait-il été condamné à payer plus ?
Je ne peux pas dire que Total aurait été condamné à payer plus, mais une chose est sûre : si le texte avait existé, Total comme les collectivités territoriales, comme les associations de protection de l'environnement, se serait trouvé dans une situation de plus grande sécurité juridique. Dans l'affaire de l'Erika, le doute quant au caractère réparable du préjudice écologique existait, et c'est le juge qui de lui-même a décidé de donner corps et vie au préjudice écologique.
Henri : Est-ce que cela n'est pas simplement une facon de transposer dans la loi une notion inventée par les juges de l'affaire Erika ?
Il est sûr que la loi viendrait consolider, viendrait consacrer une avancée jurisprudentielle. Pourquoi une loi, pourquoi ne pas se contenter de faire confiance aux juges ? Parce que la loi sécurise, véhicule de la transparence et évite des décisions à géométrie variable. A l'avenir, un juge à Bordeaux, à Marseille ou à Paris, en cas d'adoption des propositions du rapport, devra admettre le préjudice écologique. Alors que sans la loi, il existe encore des juges qui ne réparent pas ce préjudice.
Sally : Et l'ourse Cannelle abattue ? Comment réparer ce préjudice ? Est-ce que l'on sait combien coûte la perte d'une ourse ?
Dans l'affaire de l'ourse Cannelle, le préjudice écologique n'a pas été réparé. Pourtant il était considérable : la disparition d'une espèce. Seul le préjudice moral des associations a été pris en compte pour un total cumulé de 10 000 euros... le prix d'une Smart sans option. A l'avenir, ce type de préjudice serait pris en compte. Il appartiendra au juge de nommer des experts pour évaluer le prix de la disparition de cette espèce.
Romain : Comment va-t-on faire pour calculer un préjudice écologique ?
Souvent, cette question est présentée par certains comme devant faire obstacle à la réparation du préjudice écologique. Il est vrai que la nature n'a pas de prix, ou plus exactement, qu'elle a une valeur incommensurable. Ce que l'on peut répondre, c'est que la difficulté d'évaluation du prix de la nature ne doit pas empêcher la prise en compte du préjudice écologique.
Un précédent est intéressant : alors que la vie ne vaut rien mais que rien ne vaut la vie, comme dit Malraux, on répare quotidiennement le préjudice à la vie humaine, c'est-à-dire le préjudice corporel. Les économistes à l'étranger, en France, ont des méthodes d'évaluation éprouvées pour chiffrer le préjudice écologique. C'est la même chose pour le chiffrage du préjudice corporel. Avec le temps, avec les affaires, on aura progressivement l'établissement d'un prix de la nature juste et équitable.
Emmanuel : Peut-on mettre en cause la responsabilité des pouvoirs publics au regard des préjudices sanitaires causés par le diesel ? Par quelle procédure ? Quelles chances de succès ? Pourquoi des associations dedéfense de l'environnement n'agissent-elles pas en justice ?
Il est possible de poursuivre les personnes publiques pour préjudice sanitaire et d'obtenir une condamnation. Mais il faut prouver la faute de l'Etat. C'est ce qui s'est passé dans l'affaire de l'amiante. Dans l'affaire du diesel, les victimes souhaitant engager la responsabilité de l'Etat devront prouver ses fautes.
Dans le prolongement de ces propos, je voudrais préciser que l'Etat auteur de préjudice écologique pourra également être condamné à le réparer. A ce jour, on constate peu de condamnations en ce sens.
Thomas : Les particuliers auraient-ils un plus grand pouvoir d'action pourintenter une action au titre du préjudice écologique, ou ce droit reste-t-il concentré aux mains d'associations ?
Le rapport propose de donner le droit d'action pour préjudice écologique à un grand nombre de personnes, mais pas à n'importe qui. L'idée est de réserver l'action à ceux qui peuvent mobiliser une capacité d'expertise suffisante.
Il s'agit évidemment des associations de protection de l'environnement, mais aussi du ministère public, ou encore d'établissements publics. On peut citer par exemple l'Office national de la chasse et de la faune sauvage. Cela exclurait les particuliers.
Clio : L'argent versé en contrepartie du préjudice, si on arrive à monétariser la nature, finalement, reviendra aux associations. Cela n'aboutirait-il pas à indemniser deux fois le préjudice moral des associations déjà réparé ? Faudrait-il alors allouer la somme à des actions de compensation, par exemple ? Ou instituer un fonds de gestion de ces sommes ?
Il faut clairement distinguer le préjudice écologique, celui qui touche la nature en tant que telle, du préjudice moral des associations. Le premier peut dépasser de loin le second. Pour preuve, l'affaire de l'ourse Cannelle. Le préjudice moral des associations s'entend de l'atteinte aux efforts déployés pour protéger l'environnement. Le préjudice écologique, c'est l'atteinte à la nature.
Réparer le premier laisse subsister le second. La réparation sous forme de dommages et intérêts du préjudice écologique est, selon le rapport, subsidiaire. Elle n'intervient que si la réparation en nature, c'est-à-dire la remise en état, n'a puavoir lieu. L'allocation des dommages et intérêts peut être faite au profit de l'association, mais la nouveauté avec le rapport est que l'association aurait une obligation d'affectation de ces sommes à la préservation de l'environnement.
Erik : Quels seraient les freins qui empêcheraient l'adoption d'une nouvelle législation en la matière ? D'où vont venir les oppositions ?
Je crois que cette nouvelle législation serait source de modernité, un moteur à la fois pour les enjeux environnementaux et aussi pour les enjeux économiques. En réparant le préjudice écologique, on condamne les pollueurs et on encourage du même coup les nombreux bons élèves à poursuivre dans la voie du respect de la législation environnementale.
Modernité aussi, parce que l'on rattraperait les pays les plus avancés en la matière. Je pense aux Etats-Unis qui, depuis les années 1980, réparent le préjudice écologique. Je pense aussi au Mexique qui vient d'adopter en juin dernier une législation dans ce domaine.
Une chose est sûre quant aux freins, c'est que la réparation du préjudice écologique est une dette supplémentaire pour le pollueur. On pourrait imaginer que certains voient d'un mauvais œil cette nouvelle dette.
Sally : Il est prévu dans le rapport que les multinationales qui pollueraient intentionnellement pourraient verser une amende civile qui irait jusqu'à 10 % de leur chiffre d'affaires... C'est énorme, non ?
C'est un maximum. C'est à l'appréciation souveraine du juge. Il s'agit là uniquement des cas où la personne morale, l'entreprise par exemple, a commis une faute grave, intentionnelle, qui lui a rapporté de l'argent. En matière environnementale, ce type de faute, que l'on appelle la faute lucrative, est courante.
Thomas : Peut-on penser que les sanctions prévues ne soient pas assez dissuasives, là où le "vide juridique" en la matière pouvait laisser de plus grandes craintes aux pollueurs ?
La sanction de l'amende civile vient s'ajouter à la réparation du préjudice écologique. Or à ce jour, le juge ne peut pas condamner à une amende civile si un texte ne le prévoit pas. En conséquence, le silence de la loi actuelle ne permet pas la sanction de l'auteur du préjudice écologique.
Vincent : Qu'en est il de la Charte de l'environnement de 2005 ? Etait-ce seulement un symbole ?
La Charte de l'environnement est plus qu'un symbole, elle est située au sommet de la pyramide de nos normes. Elle a valeur constitutionnelle. Dans son article 4, la Charte pose le principe du pollueur-payeur. Ce principe mis en oeuvre par la voie de la fiscalité environnementale, par la voie des marchés de gaz à effet de serre, le sera demain par la voie de la réparation du préjudice écologique. La Charte a donc une application pratique.
Winch : Quel accueil a-t-il été réservé au rapport ? Est-ce que vous pensez que Christiane Taubira va s'en saisir avant les municipales? Le gouvernement est en train de tout geler...
Le rapport vient dans le prolongement d'une proposition de loi votée à l'unanimité au Sénat. L'idée est d'envisager de manière complète les questions liées à la réparation du préjudice écologique. Il a été annoncé que le rapport devait servir de base à une consultation la plus large possible des parties prenantes. Quand cette consultation sera achevée, le ministère de la justice devrait présenter un projet de loi en conseil des ministres en 2014.
Astra : Comment cela se passe-t-il dans les autres pays européens ? Ont-ils une législation plus dure que la nôtre ?
Certains pays sont plus en avance, à l'image de l'Italie, qui répare le préjudice écologique depuis longtemps. Mais la France pourrait être précurseur dans la mise en place d'un régime global en la matière. J'entends par là non seulementposer le principe de la réparation du préjudice écologique, mais aussi en prévoir les modalités par la création d'une haute autorité environnementale ou encore d'un fonds de réparation environnementale chargé de suivre l'utilisation des réparations versées en la matière.
Benjamin : Est-ce que ces dispositions règlent le problème de juridiction rencontré au moment de l'Erika, à savoir que l'incident s'étant produit dans les eaux internationales, la juridiction était celle de l'état du pavillon et non celle de l'état côtier ?
Un texte du code civil s'applique en cas de dommage subi sur le territoire français. En conséquence, les effets d'une marée noire qui touche les côtes françaises sont concernés par ce texte. Il serait indifférent que le fait générateur se trouve en dehors du territoire national.
Winch : La création d'une haute autorité environnementale prônée dans le rapport, ce n'est pas une couche supplémentaire dans toutes les agences de l'Etat qui existent déjà ? Y a plus de sous...
La proposition de création d'une haute autorité environnementale gardienne de l'environnement irait dans le sens de ce qui existe ailleurs, et en particulier aux Etats-Unis, avec l'EPA. La proposition consiste non pas à créer une couche supplémentaire, mais à rationaliser des organismes existants en les regroupant et en les rendant indépendants du pouvoir. On pourrait dire que cela va dans le sens du choc de simplification.

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