vendredi 8 mai 2015

EPR : d'anciens ingénieurs d'EDF critiquent vivement l'indépendance de l'ASN

En rendant public les défauts de la cuve de l'EPR, l'Autorité de sûreté se rend coupable d'un "abus de pouvoir". Cette critique, formulée par des anciens d'EDF, pointe la place cruciale prise par la communication depuis les années 1990.


Certains anciens ingénieurs d'EDF n'acceptent toujours pas l'indépendance de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et sa stratégie de communication. Ils jugent qu'en révélant les défauts du fonds de la cuve de l'EPR et de son couvercle, l'ASN abuse de son pouvoir et met en danger la filière nucléaire française. C'est ce qui ressort d'une lettre adressée le 4 mai à Pierre-Franck Chevet, président de l'ASN, par André Pellen, ingénieur retraité de l'exploitation du parc nucléaire d'EDF.
Officiellement, cet ingénieur a écrit à Pierre-Franck Chevet à titre personnel. Cependant, il explique qu'"une large communauté professionnelle de ce pays" partage son point de vue et il prévient le président de l'ASN que cette "lettre ouverte [est] susceptible de [lui] parvenir en nombre, sous le nom et la qualité de personnes et d'organismes qui en partagent le contenu".
Cette réaction met l'accent sur la stratégie de communication de l'ASN. Surtout, elle rappelle, dans les grandes lignes comme dans les détails, la guerre de communication qui a opposée au début des années 1990 l'ancêtre de l'ASN à EDF. Cette bataille, perdue par EDF, avait constitué un tournant dans l'histoire de l'ASN.
De plus, cette lettre met en lumière les tensions entre les exploitants nucléaires français et l'ASN. En effet, la publication des défauts de la cuve de l'EPR prend à témoin l'opinion publique et attire ainsi l'attention sur la difficulté à trouver une solution satisfaisante pour les deux parties dans le cadre plus feutré des groupes de travail de l'Autorité.
La question du bien-fondé du statut de l'ASN
André Pellen ne mâche pas ses mots. Selon le retraité d'EDF, "l'indépendance statutaire [de l'ASN] tend à se muer en abus de pouvoir". Il reproche en particulier à l'Autorité d'utiliser son indépendance en la brandissant comme un "étendard", poussant les médias "à en exiger des gages devenus inacceptables". Les responsables de la sûreté nucléaire "semblent de plus en plus céder" à cette attente. Ainsi, en révélant les défauts de fabrication de la cuve de Flamanville, l'ASN "[s'autorise] à jeter publiquement l'opprobre sur les aptitudes industrielles d'un acteur économique national tel qu'Areva".
Pire, les parlementaires "ne semblent pas mesurer toute l'ampleur des préjudices que la parole publique abandonnée sans contrôle à [l'ASN], par le législateur, est susceptible de causer à l'industrie et à l'économie françaises". C'est le choix même d'une autorité de sûreté indépendante, l'un des piliers de la loi de 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire (loi TSN), qui est ici remis en cause. Pour André Pellen, cette loi ne confère à l'ASN qu'une autorité de façade, "la seule autorité unanimement reconnue dans le cadre institutionnel [étant] celle de la compétence". Toujours selon l'ancien ingénieur, cette situation permet à Pierre-Franck Chevet de faire des "déclarations inconséquentes" qui aboutiront à des "dommages possiblement irréparables". Pourquoi "inconséquentes" ? Parce que l'ASN s'exprime "sur la base de présomptions insuffisamment consolidées". Pour y remédier, il attend des parlementaires une "vigoureuse réaction", c'est-à-dire qu'ils se saisissent de "la question du bien-fondé de l'actuel statut de l'ASN et du recrutement de ses membres".
Au-delà de l'attaque en règle de l'ASN et de sa communication, la lettre de Jean Pellen dresse une liste de questions techniques relatives à la nature des défauts et des tests effectués. Etrangement, aucune ne porte directement sur le risque spécifique mis en avant par l'ASN, à savoir les doutes sur la résistance aux chocs thermiques des deux pièces incriminées. Et le retraité d'EDF de menacer l'ASN si elle ne répond pas à ses questions : "un mutisme équivalent à une rétention d'informations par un organisme public s'exposerait à une sanction au plus haut niveau de l'Etat, que nous serions contraints de solliciter pour recouvrer nos droits citoyens".
Quant aux remarques sur l'application de la réglementation relative aux équipements sous pression nucléaires (ESPN), elles sont particulièrement instructives car elles pointent le fonds du problème. Jusqu'en janvier 2015, cette réglementation adoptée en 2005 était appliquée de façon transitoire et il était possible de valider certains équipements sans effectuer l'intégralité des tests imposés. Aujourd'hui, l'ASN l'applique intégralement, ce qui lui permet de "légitimer un discrédit outrageusement précoce (sic)" sur l'EPR.
 
Le Parlement, l'ASN et sa communication Il apparaît que les parlementaires sont tout à fait conscients de l'enjeu des déclarations du président de l'ASN puisque la loi de 2006 qui instaure une autorité indépendante et transparente répond à certaines de leurs demandes formulées, entre autres, dans un rapport de 1998 du député SRC Jean-Yves Le Déaut.
De plus, les explications apportées le 15 avril devant les parlementaires par Pierre-Franck Chevet au sujet du dernier incident notable intervenu à la centrale de Fessenheim a donné lieu à un étrange échange qui en dit long sur la place de la communication du président de l'ASN. "Monsieur le président, si vous le permettez, je voudrais rappeler que tout ce que vous dites sera retenu contre vous...", l'a interpelé le sénateur UMP Bruno Sido, expliquant que le député EELV Denis Baupin "note tout". Surpris, Pierre-Franck Chevet a rappelé que "ce [qu'il dit, il le dit] souvent publiquement, [il n'a] donc aucun état d'âme là-dessus". Et de préciser qu'au-delà de la communication, "c'est la discussion qu'[il] doit avoir avec la nouvelle direction de la centrale qui [lui] paraît essentielle".
 
Les anciens rejouent la bataille perdue de la communication Ces déclarations rappellent la lutte qui a opposé Michel Lavérie, chef du Service central de sûreté des installations nucléaires (SCSIN) puis directeur de la sûreté des installations nucléaires, deux ancêtres de l'ASN, aux exploitants nucléaires à partir de la fin des années 1980. Dans la foulée de la catastrophe de Tchernobyl, le nouveau responsable de la sûreté nucléaire française "fit également le choix important de s'appuyer sur l'opinion publique (…) dans le but explicite de [la] prendre à témoin de ses problèmes et de ses démêlés éventuels avec les exploitants nucléaires", rappelle Philippe Saint Raymond, président du groupe permanent d'experts de l'ASN "laboratoires et usines mettant en œuvre des matières radioactives" et auteur d'Une longue marche vers l'indépendance et la transparence, l'histoire de l'Autorité de sûreté nucléaire française.
A l'époque, ce sont les déboires de Superphénix et surtout la découverte de défauts génériques, c'est-à-dire affectant plusieurs réacteurs, qui placèrent le responsable de la sûreté nucléaire face "à des problèmes sérieux de sûreté nucléaire, qui entrainèrent des heurts avec les exploitants nucléaires, et notamment avec EDF". Michel Lavérie n'hésitât pas "[à manifester] publiquement [son] mécontentement à EDF, d'autant plus que, à côté de ces incidents génériques, se produisaient dans certaines centrales des accidents spécifiques également importants".
Sa "stratégie" de communication a été identique à celle de Pierre-Franck Chevet puisqu'il utilisa la publication du rapport annuel relatif à la sûreté nucléaire pour 1989 pour pointer du doigt les problèmes rencontrés par le parc nucléaire français. Au départ, "EDF, cible principale de cette nouvelle politique de communication de l'autorité de sûreté, eut beaucoup de mal à l'accepter", explique Philippe Saint Raymond, précisant que pour le responsable de la sûreté d'EDF "cette mise de son établissement en position d'accusé lui apparaissait vexatoire". Pour le responsable d'EDF, "les questions d'indépendance et de transparence [de l'autorité de sûreté, ndlr] paraissaient extrêmement secondaires par rapport à [la compétence technique]".
Selon Philippe Saint Raymond, "EDF ne souhaitait aucunement voir connues [les difficultés rencontrées] et encore moins jugées par l'opinion publique", ce qui conduisit à "des affrontements répétés avec EDF et une certaine perte de confiance réciproque" : EDF contestait les mesures prises par l'ASN, cette dernière "ayant tendance à surclasser les événements dans l'échelle de gravité". Mais "EDF ne pouvait gagner ce jeu et finit par le comprendre", note l'auteur de l'histoire de l'ASN, d'autant plus qu'"un accord avait pu être trouvé pour traiter au mieux des problèmes délicats". Par la suite, le successeur de Michel Lavérie, André-Claude Lacoste, reprit à son compte et accentua la politique de communication de l'ASN. Pierre-Franck Chevet s'inscrit dans leurs pas.

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